tout le talent de conteur de Canetti dans Auto-da-fé est de nous faire souffrir avec Kien, bien plus que lui-même puisqu’il ne se rend jamais vraiment compte que de ce qui lui arrive alors que nous le voyons, impuissants, se faire humilier. Kien entretient avec le monde un rapport d’allergie. L’atopia est une caractéristique de ce que j’appelle le « syndrome Bartleby« . Vila-Matas utilise déjà cette expression pour désigner ceux qui sont dans l’impossibilité totale ou partielle d’écrire, mais il me semble plus approprié de désigner par là ceux qui sont dans l’impossibilité de s’inscrire dans le monde, l’impossibilité d’écrire n’en étant qu’une conséquence. Ceux qui sont atteints de ce syndrome sont incapables de vivre simplement le quotidien. Les premières pages du roman sont caractéristiques : Kien est insulté par un passant parce que celui-ci lui demande un renseignement, demande qu’il entend, mais à laquelle il ne répond pas parce qu’il la croit adressée à un autre. Kien fait partie de cette lignée de personnages qui, tels Bartleby ou Bernardo Soares, vivent dans un monde dans lequel ils sont physiquement présents sans pouvoir s’y intégrer et cela doit se comprendre moins comme une incapacité proprement dite que comme un désintérêt foncier, désintérêt qui sera le sujet de L’homme qui dort de Pérec et que Canetti décrit ainsi :
« Comme il [Kien] n’éprouvait pas la moindre envie de prêter attention aux gens, il tenait les yeux baissés, ou, au contraire, son regard passait au-dessus d’eux. »
D’ailleurs, lorsque Kien est amené à pratiquer la même activité qu’un autre (un « topon« , pourrions-nous dire !), il ne le fait que de manière apparente. C’est ainsi que lorsqu’il prend la place de Benedikt Pfaff derrière le judas du bas de la porte de la loge, judas qui permettait au concierge de repérer les mendiants à leur pantalon afin de les battre, Kien trouve l’idée d’écrire une « caractériologie des pantalons » suivie d’un « appendice sur les souliers ». Ce qui fait le malheur de Kien, comme de tout atopon, c’est que bien qu’il voie la même chose que tout le monde, il ne l’envisage pas de la même façon. Kien est un inadapté social et cela parce qu’il est un être cultivé. La culture sépare des autres parce qu’elle change notre regard sur le monde. Il faut choisir : soit on vit (on travaille, on fonde une famille, on achète un canapé en cuir, un chien, etc.), soit on pense. Comprendre le monde, c’est s’en retirer. La meilleure définition de l’atopia est sans doute cette formule de Pessoa parodiant Descartes dans Le livre de l’intranquillité :
« Je pense donc je ne suis pas »
La tragédie de Kien est d’être poussé à fréquenter le monde extérieur à sa bibliothèque, ce monde im-monde, chaotique qui va le détruire. A quoi est fondamentalement confronté Kien ? A la bêtise et la mesquinerie des sociétés occidentales modernes, bêtise et mesquinerie protéiformes qui prennent la forme de la cupidité (Thérèse), de la violence (Benedikt Pfaff), de la malhonnêteté (Fischerle) ou encore du commerce (Rude, le marchand de meubles qui, par l’intermédiaire de Thérèse et sans connaître Kien, va être à l’origine de ses malheurs)…L’homme pensant est condamné à passer à côté de la vie. Mais réussir sa vie n’est-ce pas l’apanage des imbéciles ? La défaite finale de Kien n’est-elle pas une victoire sur l’absurdité du monde ? Cela expliquerait cet heureux hasard (?) qui fait de « Kien » l’anagramme du grec nikè, la « victoire ».
Elias Canetti, Auto-da-fé. Gallimard, L’Imaginaire. 14.5 euros. 616 pages.