Chronique du livre : Dans les limbes, de Jack O’Connell

Cinquième roman de Jack O’Connell à se dérouler dans les paysages à la fois désertiques et industriels de la ville de Quinsigamond, Dans les limbes (The Resurrectionist en VO) n’est pas une réécriture de la Bible, ni une réflexion sur l’avènement de la fiction.

Dans les limbes, c’est un livre de dingues. Un livre de freaks et de douleurs, un livre de ténèbres et de morts. Pas étonnant que Jack O’Connell raconte en avoir eu l’idée un soir, dans un hôtel de Poitiers, au terme d’une journée passé à écumer les bistrots avec un ami (qui se trouve être François Guérif, son éditeur français) et à discuter « des origines et de l’avenir du roman noir américain ».

Noire : Quinsigamond, la ville dans laquelle l’auteur a installé l’univers de sa saga déjanté (Porno Palace, B.P. 9, Et le verbe s’est fait chair, Ondes de choc). Noir : le héros de son dernier livre – Sweeney – pharmacien dépressif venu s’installer justement dans cette ville afin que son fils Dany, âgé de six ans et plongé dans le coma depuis un obscur accident, y reçoive des soins plus adaptés. Sweeney est veuf : sa femme s’est suicidée, et son existence n’est depuis rythmée que par les moments qu’il passe auprès de son gosse endormi, à lui lire des passages de Limbo, son comics préféré.

Pour l’amour des freaks

Limbo, parlons-en. Cette bd, véritablement culte à en juger par le nombre de ses produits dérivés (sac à dos, draps, pyjamas…) retrace l’épopée complètement barge d’une bande de monstres, devenue errante après avoir s’être fait chasser du cirque dans lequel elle s’exhibait. En alternance avec les chapitres focalisés sur Sweeney, des épisodes entiers de Limbo sont insérés dans le livre (police comics sans MS !). Et en dehors du génie avec lequel Jack O’Connell donne à voir par le seul texte ce qu’il a imaginé comme une bd, il faut souligner surtout la puissance d’un récit qui évoque aussi bien les paysages hallucinés d’un film de Lynch… que des chapitres de la Bible.

Comment ne pas penser à Noé et à son déluge quand, perdue au milieu de l’océan, l’attachante troupe de freaks – notamment composée d’Aziz, « l’homme-tronc », de Durga, « la femme-hippopotame », de Milena « l’hermaphrodite», et de Chick, « le garçon-poulet, l’esprit et la conscience du clan des monstres » – se voit intégralement sauvé par Bruno Seboldt, un Hercule « à la beauté de patriarche » qui s’est fait leur protecteur ? La référence religieuse est d’autant plus évidente qu’elle est suggérée par le nom de la destination que cherchent à atteindre les héros de Limbo – Gehenna ; par la description d’un numéro de cirque mettant en scène la résurrection d’un certain Dr Lazarus Cole ; par le titre enfin – Dans les limbes, métaphore qui désigne évidemment, entre autres, l’état comateux de Dany.

Au sous-sol

Pendant que les monstres de la bd accomplissent en se tenant par la main (ou autre chose, pour ceux qui n’en ont pas) leur périple boueux et crève-la-faim dans l’univers de Limbo, et pendant que Dany repose inerte au milieu des autres dormeurs de l’hôpital spécialisé, Sweeney le pharmacien fait lui aussi son lot d’étranges expériences parmi les âmes dévastées qui peuplent Quinsigamond. A qui faut-il faire confiance ? Aux docteurs taciturnes de la famille Peck, propriétaires de la clinique du même nom ? A Nadia, l’infirmière bombasse qui mène par le bout de la braguette une bande de bikers shootés au liquide céphalorachidien (prélevé sur les patients de la clinique…) ? Quel est, autrement dit, le bon choix entre la science froide et amorale, et la folie, plus humaine mais combien plus dangereuse ? Sans trancher clairement sur la question (un tout petit peu tout de même), le roman file quelques pistes, en prenant soin de ne jamais nous épargner les détails sordides de l’une ou de l’autre : débauches saignantes de drogues et d’alcool, paysages industriels et ruinés de Quinsigamond, hôpital javélisé et peuplé de semi-morts. Ultra-violentes et colorés – on voit rouge dès qu’on lit le mot sang – les descriptions d’O’Connell placent assurément son texte à la hauteur de grands comics dont certains l’ont inspiré : Les Invisibles de Grant Morrison, The Boys de Garth Ennis, Freaks of the Heartland de Steve Niles

La morale chrétienne en moins, le roman d’O’Connell entrelace et confronte ainsi, un peu à la façon d’un grand livre biblique, les grands et petits dilemmes de l’humanité : on y croise des patriarches bourrus et des madones en wonderbra, des gentils allumés et des méchants blessés, des génies obsédés qui se sont vendus à la science comme on se vend au diable. Et puis, au-dessus de ce monde de fous, un dieu. Celui qui décide du sort des comateux et de celui des monstres, celui qui choisit de prolonger ou de mettre fin à une histoire. L’écrivain, en d’autres termes. Jack O’Connell ? Alors tremblez. Dieu non seulement a l’imagination saisissante, mais il semble aussi penser, comme le créateur de Limbo dans le livre, que « Tout le monde n’est pas destiné à être normal » et que « toutes les histoires ne se terminent pas bien ».

Jack O’Connell, Dans les limbes, éd. Rivages, 2009

 

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