Avis sur la BD : McCay, t. 2 – Thierry Smolderen, Jean-Phillipe Bramanti
Auteur : Thierry Smolderen, Jean-Phillipe Bramanti
Titre : McCay, t. 2 : « les coeurs retournés »
Editeur : Delcourt
Collection :
Année : 2002
Prix indicatif : 14,94 €

« La balançoire hantée », tome 1 de la série, nous a présenté l’enfance de Winsor McCay (1867-1934), précurseur de la bande dessinée et du dessin animé, croquant les passants devant le parc d’attractions de Wonderland. Il ne s’agit pourtant pas ici, en rendant compte de l’évolution de cet homme des années 1900, de donner dans la biographie exhaustive (dans ce cas, il est préférable sans doute de se reporter au foisonnant ouvrage de John Canemaker, Winsor McCay, his life and art) mais d’imaginer comment un tel génie a pu éclore à New York au début du XXe siècle. D’où une BD-biographie lancée sur les traces du génial créateur de son personnage fétiche : Little Nemo.

L’idée qu’à un moment ou un autre McCay, obsédé par ses rêves, ait pu intuitionner une 4e dimension, mode de représentation imaginaire au-delà de toute orientation convenue continue dans ce tome 2 d’alimenter un récit qui voit peu à peu le dessinateur prendre ses aises avec la topologie ordinaire. La rencontre avec le professeur Goodison, auprès de qui Windsor a autrefois suivi un cours expérimental sur la perspective intuitive (réel épisode biographique) et avec le mathématicien Charles H. Hinton a permis de comprendre comment le dessinateur américain est parvenu à concevoir ses étonnantes images. Des images auxquelles Jean-Philippe Bramanti rend le plus bel hommage possible, suite au travail de documentation dont témoigne chaque album de la saga, qui en comptera quatre au total.
Le lecteur reste toujours dans la féerie (on passe d’un parc d’attraction à un autre, de Wonderland, Détroit, à Dreamland, Coney island) mais celle-ci se teinte d’incertitude et d’angoisse, à l’instar des couleurs terreuses et des contours hésitants qui demeurent le credo de cette ambitieuse série. Qui n’est pas loin de l’essai illustré même si une intrigue criminelle fait office de toile de fond. Hanté par ses songes et la relation dialectique du dessin et de l’espace, McCay lutte contre son propre double, Silas, afin d’exorciser ses démons et se lancer dans une nouvelle manière de voir le monde.

Grandes cases traversées par une gouache fébrile, rendu impressionniste et lavis bruns-jaunâtres se perdant moult fois dans l’ombre, «les coeurs retournés» ressortit d’autre chose que de la bande dessinée stéréotypée. L’un au scénario, l’autre au dessin, Thierry Smolderen et Jean-Philippe Bramanti n’hésitent pas à chahuter les repères habituels du lecteur, à sortir des ornières de la figuration traditionnelle – tant en ce qui concerne la complexité de l’histoire que les choix graphiques – pour conférer une pâte à part dans le monde des productions du 9e art. Lui-même expert dans l’art d’exploiter la perspective et de conférer une troisième dimension aux personnages de ses films, McCay (qui conçut des images de synthèse dés 1910!) ne pouvait que bénéficier d’un traitement à la hauteur de sa réputation par ce fin analyste de la bande dessinée qu’est Smolderen. Avec cette quatrième dimension à portée de main et de regard, le père de la technique graphique et de Little Nemo vient de traverser le miroir de la Belle Epoque. Ce n’est pas lui qui s’en formalisera car, par-delà les manèges de Luna Park, sa vie ne fut jamais qu’une question de perspective.

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