
Chaque semaine, un auteur de polar nous emmène sur le territoire de ses romans. À Shanghai, Qiu Xiaolong se met à table dans une gargote du vieux quartier chinois. C’est d’ailleurs au restaurant que son héros, l’idéaliste Chen, passe une bonne partie de son temps, quand il n’est pas sur la piste d’un tueur en série. Mais goûtons donc ce crabe farci…
Nous voici dans un de ces lieux que l’inspecteur Chen affectionne, un dancing où les corps exultent le temps d’un pas glissé, où les informations circulent de bouche à oreille, loin des fouines de la Sécurité publique. Dans l’obscurité, on entend un mambo au râle sourd, puis une valse moelleuse comme un litchi. Sur la piste, les couples tournent, graves et gracieux. Ce n’est plus le Shanghai du troisième millénaire, mais celui des années 30, des concessions étrangères, de l’opium, des plaisirs sans fin.
« Pour un ticket de 25 yuans, vous pouvez danser avec une professionnelle », ironise une voix sortie de l’ombre. Taille moyenne, posture à la Columbo, oeil faussement placide derrière de gros verres, Qiu Xiaolong, 52 ans, apparaît, main tendue. L’écrivain ou son héros, Chen ? Dans les romans de Qiu Xiaolong, le jeune Chen, enfant de la Révolution culturelle interdit d’école et voué aux travaux manuels, apprend l’anglais, seul, en lisant dans un parc situé sur le Bund, la célèbre promenade de Shanghai. L’étudiant mêle sa passion pour les lettres classiques chinoises à une dévotion pour l’oeuvre de l’Américain T.S. Eliot, auquel il consacre sa thèse. « J’appréciais sa poésie de l’intime, sa rythmique souple, son art de peindre les divers visages de la société, avec une veine satirique qui contrebalançait le carcan stylistique officiel avec lequel j’étais alors obligé de ruser », précise M. Qiu, qui reprend la parole à Chen, puisque c’est son propre parcours qu’il a romancé. Son flic, comme lui, est affilié à l’Union des écrivains, publie des poèmes dans les journaux, effectue des traductions et passe autant de temps à table que sur ses enquêtes.
C’est d’ailleurs devant des xiaolongbao fumants, des farcis de crabes et de porc à la vapeur, que se poursuit cette conversation, dans le vieux quartier chinois… « Il faut que je m’imprègne du lieu, glisse malicieusement M. Qiu. Dans un de mes prochains livres, Chen s’y fera mystifier à cause d’une robe traditionnelle qi, de l’ère mandchoue, pour laquelle je suis en quête de documentation précise… » La frénésie culinaire qui embaume ses romans est-elle la métaphore d’une Chine éternellement affamée ? « La vérité est plus prosaïque ! sourit-il. Dans les années 80, seul membre de l’Union des écrivains à parler couramment anglais, j’étais chargé de trimballer toutes les délégations étrangères. Bravant les directives du Parti, qui cantonnait nos expéditions aux restaurants touristiques, j’ai parcouru les meilleurs établissements de la ville. » Ce dut être la seule forme de dissidence du doux M. Qiu. Le reste n’est que malentendu. En 1989, il poursuit ses recherches sur T.S. Eliot à Saint Louis, Missouri, ville natale du poète, quand la répression s’abat sur les insurgés de la place Tian’anmen. Sous le coup de l’émotion, il publie des poèmes dans la presse américaine, collecte des dons. Sa famille, restée à Shanghai, reçoit la visite de la police. Il ne doit pas revenir. Sept ans plus tard, toujours à Saint Louis, M. Qiu devient citoyen américain. Mais Chen, son double littéraire, n’a pas quitté Shanghai. Il y reste ce don Quichotte épris de justice, luttant contre les moulins à slogans, attaché à défendre les éclopés de la Révolution culturelle, ces petites gens dont la présence pollue le nouveau pragmatisme économique prôné par Deng Xiaoping dès 1980. En quelques enquêtes ponctuées de proverbes et de citations confucéennes, cet antihéros est devenu un lointain cousin de Maigret, évoluant entre archétypes de la littérature classique chinoise, l’histoire de la Chine ancienne , et quotidien contemporain. « Je romance peu, j’observe », prétend le modeste M. Qiu, qui revient deux fois par an à Shanghai pour nourrir son imaginaire.
Nanjing Donglu, l’avenue rupine. Le magasin d’Etat n°1, d’une élégance toute stalinienne, est cerné par les fast-foods américains, mais abrite encore des travailleuses modèles : elles vendent désormais des téléphones mobiles. Bifurquant dans une ruelle, là où Chen emmenait sa collègue américaine dans Visa pour Shanghai, M. Qiu se réjouit déjà à l’idée d’une brochette sur le pouce. Stupeur ! Plus de gargotes, mais des gravats ! Nous pressons le pas, comme s’il fallait devancer les pelleteuses pour gagner le lilong tout proche, où l’inspecteur principal Chen a ses habitudes. Cet îlot d’habitations ouvrières ne dépassant pas un étage, aussi charmant qu’insalubre, est destiné à disparaître. On y pénètre par un passage étroit où veille un gardien encore plus amorti que son brassard rouge. A l’entrée, l’unique poste téléphonique de cette petite cité ; il permettra à Chen de résoudre l’énigme d’Encres de Chine…
Romans de Qiu Xiaolong
Mort d’une héroïne rouge , Liana Levi, 2001
Visa pour Shanghaï, Liana Levi, 2003
Encres de Chine , Liana Levi, 2004
Le Très Corruptible Mandarin , Liana Levi, 2006
De soie et de sang, Liana Levi, 2007
La Danseuse de Mao, Liana Levi, 2008