Titre : Le vieux Ferrand, T. 2: « La tournée du facteur »
Editeur : Delcourt
Année : 2002
Normal, dans la plus grande sablière du pays, de tomber sur LE grain de sable, celui qui va chatouiller les rouages d’une vie crasse mais bien réglée. Cette vie, c’est celle du père Ferrand, patriarche faussement fané, plus ou moins retiré des affaires familiales, mais dont la tige est restée verte, dirons-nous pour user d’une allégorie champêtre. Un monstre de méchanceté, despote familial que l’arrivée d’une jeune parisienne volage va plonger dans la résurgence d’un passé sale.
«La tournée du facteur» est un album que l’on déteste, simplement parce qu’il est excellent et qu’il complique l’intrigue de la Trilogie Ferrand sans rien en résoudre. Le facteur dont il est question dans ce second tome – et qui n’y apparaît d’ailleurs pour ainsi dire pas – pourrait être Christophe Gibelin lui-même, tant le scénariste des «Ailes de plomb» se plait à faire la tournée de ses personnages pour leur distribuer nouvelles et révélations, qui toutes enrichissent cet univers de polar décalé. La bassesse des machinations, des motivations est savoureusement campée, décochant traits d’humour ou salves assassines jusqu’à l’imaginaire du lecteur… comme autant de lettres à la Poste.
Gibelin et Aris sont tous deux fils du soleil – le premier est né à Ganges et le second à Toulouse – et cela se sent plus encore dans ce second tome, au hasard de quelques compositions parfaitement inutiles à l’intrigue mais très agréables à l’oeil, même si des couleurs peu originales affadissent un rien l’ensemble. Les auteurs cherchent manifestement à se faire plaisir après un premier tome de mise en bouche. On visitera donc la place du Capitole baignée de lumières et de terrasses populeuses, ou bien quelques arpents de campagne immobile, où l’aridité de surface est semblable aux sentiments de la famille Ferrand : sèche, tranquille, jusqu’à ce que tout dérape soudain.
Si le premier volet de la saga s’inscrivait dans une sorte de rouerie paysanne à la Giono, avec rustauds huileux et secrets de famille ravalés, le second s’oriente plus vers Clouzot et son «Corbeau». A la suite de l’«accident» mortel de son fils Jacques, attiré par la même femme que son père… et curieusement écrasé sous un poids lourd à cause d’un cric défectueux, Ferrand est victime de lettres de menaces anonymes. Pendant que sa famille, apparemment soumise, semble fomenter quelque sordide machination pour évincer l’odieux bonhomme, toujours attiré par l’infidèle Myriam, voire par sa jeune fille Melie.
Pour rester dans l’analogie cinématographique, disons que «Le vieux Ferrand» repose sur le même ressort que l’excellent «Canicule» où un truand à gueule carrée (Lee Marvin) se trouvait coincé chez une famille de fermiers psychopathes à la libido déchaînée (Miou-Miou et Victor Lanoux). Ici les événements reposent sur ce même décalage savoureux, où les dessous affriolants de Myriam cohabitent avec les blouses imprimées de Léonie Ferrand. Et où les mesquineries locales s’imbriquent avec les considérations mondialistes d’un important espionnage industriel où Philippe, l’amant de la jeune femme, semble occuper une place importante.
Car c’est l’une des grandes surprises de «La tournée du facteur». A travers le disque dur de son ordinateur que Philippe cherche à piller par tous les moyens, le personnage de Bazil – mari de la frivole Myriam, que l’on imaginait volontiers secondaire – prend ici tout son sens. De simple entité maritale dont l’absence constituait un postulat indispensable à la trahison conjugale, il devient une sorte de pivot, celui qui internationalise le propos, et par qui naissent et évoluent les deux intrigues parallèles, offrant à l’ensemble de nombreuses hypothèses de dénouement. Et beaucoup de pistes à explorer. La lecture de ce second tome laisse donc diablement sur sa faim.
On en aurait volontiers repris, de tout ce beau monde. Et l’on se demande par quel tour de passe-passe Gibelin parviendra à résoudre ses deux affaires dans le troisième et dernier tome sans se perdre en pirouettes maladroites. Car on se prend à douter, du coup. Parce qu’il est des ambiances à ce point réussies que l’on craint que la magie ne retombe trop vite. Vivement la conclusion de la trilogie. Qu’on se rassure.