Avis sur le livre de Pascal Bruckner : Le Vertige de Babel
Il y a dix ans, Pascal Bruckner rédigeait un brillant exposé sur le cosmopolitisme, et c’était une bonne idée. Il nous y expliquait en substance que la mouvance mondialiste ne devait pas empêcher l’exception culturelle, et inversement. On peut très bien cultiver son jardin tout en allant voir comment poussent les tomates du voisin, aussi bien que le voyage le plus lointain ne nous fera pas oublier notre port d’attache.Si notre horizon s’est agrandi tandis que tous les horizons nous sont désormais accessibles, la planète s’est en même temps rétrécie, puisque quelques heures de vol nous suffisent à rallier les antipodes. Or cette sensation de grande proximité géographique pourrait nous laisser croire que dans le même élan, toutes les cultures nous sont devenues facilement abordables, alors que chacune d’elles ne saurait être apprivoisée sans une débauche d’efforts personnels et une réelle implication… déjà que nous avons tant de mal à en découdre avec notre propre culture. Par exemple, la world music donne l’impression d’un joyeux et généreux brassage ethnico-musical, mais chacune de ces musiques ainsi récupérée pour créer l’illusion d’une confraternité internationale est en vérité absorbée dans le tumulte, donc méconnaissable et privée de sa spécificité. Ce qui risque de nuire cruellement à la communication, car pour que l’écoute soit possible, encore faut-il être en mesure de discerner les sons.
Nous sommes décidément sur une terre de contraste, tiraillés entre les abolisseurs de frontières et les dévots du particularisme ; la communion des peuples opposée au retranchement dans les communautés. Entre le fantasme du gros village planétaire et le repli frileux dans les villages minuscules, il serait tout de même plus sage de transiger… Comme il serait plus sage de ne pas inoculer le vaccin démocratique par la force. « Contentons-nous d’être démocrates : en ces temps de barbarie renaissante, ça n’est déjà pas si mal », conclut Bruckner d’un air presque dépité. D’accord, mais pas à n’importe quel prix et sans non plus nous transformer nous-mêmes en barbares. Ce qui nous ramène immanquablement à la problématique irakienne…

Si l’on devait mesurer l’état de santé d’un pays à l’aune du comportement de ses intellectuels, on pourrait dire dans ce cas que la France ne se porte pas très bien. Avant que la coalition anglo-américaine n’envahisse l’Irak, tout le monde ou presque contestait cette imminente intervention qui avait de quoi inquiéter (il suffit de constater le résultat des courses). Tout le monde, sauf nos beaux penseurs. Surtout ceux dont la tête nous dit quelque chose, car les meilleurs d’entre eux, et qui ne sont pas forcément les plus médiatisés, s’étaient heureusement abstenus de paraître ridicules en cherchant à légitimer une guerre sous le seul prétexte qu’elle nous débarrasserait d’un affreux jojo de dictateur, surtout plus facile à rayer de la carte qu’un Kim Jong-il ou un Bachar al-Assad.
Bruckner, qui figurait parmi ces groupies affolées aux pieds de l’oncle Sam, aurait mieux fait, avec ses amis Glucksman et Kouchner, de méditer cet aphorisme d’Oscar Wilde : « Les Etats-Unis d’Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence sans jamais avoir connu la civilisation. » Il est dommage en effet qu’un essayiste de sa trempe se soit fourvoyé dans l’amalgame désobligeant lorsqu’il suspecta les partisans de la paix de complaisance à l’égard du méchant Saddam, de la même manière que certains en viennent à traiter d’antisémites les opposants au régime de Sharon, ou d’homophobes ceux qui ne sont pas particulièrement favorables au mariage homosexuel. Halte là la logique primitive ; il faut arrêter tout de suite ce genre de raccourcis dignes des têtes les plus creuses… Et c’est d’autant plus décevant que Bruckner tient depuis déjà quelques années et quelques livres un discours tout à fait cohérent à propos du leurre capitaliste, et prône avec brio la part des choses dans son Vertige de Babel.
Il est vrai que depuis le drame du 11 septembre, quelques-uns se sont découverts un amour immodéré pour le pays de Mickey Mouse en s’autoproclamant américains, comme par exemple Frédéric Beigbeder, qui récupéra d’ailleurs l’évènement pour en faire un roman affublé d’un titre qui sonne comme une production hollywoodienne (Windows on the World, with two « deubeul you », et Bruce Willis en sauveur du monde)… Mais moi, oui pourquoi pas moi, anonyme petit chroniqueur sur le Web, je suis désolé mais ces temps-ci je ne me sens pas trop américain. Non vraiment, je ne me reconnais pas dans cette nation qui s’est choisie comme président un homme se vantant d’incarner les valeurs les plus rétrogrades et les plus intransigeantes. Et qu’est-ce qu’ils faisaient il y a dix ans, tous ces pseudos intellos fascinés par l’impérialisme à la sauce yankee ? Se sentaient-ils rwandais ?… Il y a dix ans, Pascal Bruckner rédigeait un brillant exposé sur le cosmopolitisme, et c’était une bonne idée.

Pascal Bruckner, Le Vertige de Babel (Cosmopolitisme ou mondialisme), Arléa 1994, 64 p.

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